Le cours des choses

Brueghel, La chute d'Icare
Dans le tableau de Bruegel l’ancien, l’événement décisif de la chute d’Icare n’est qu’un détail. La scène principale est occupée par un laboureur indifférent au drame qui se joue. Ainsi apparaissent la fragilité et le pathétique de la condition humaine.
On s’essaiera à raconter un événement décisif de l’Histoire, mais en insistant sur le cours des choses, ces détails de la vie courante qui feront effet de réel. On donnera ainsi de la chair à l’événement que le lecteur pourra deviner au travers d’une scène ordinaire, de même qu’on découvre la chute d’Icare en prêtant attention aux détails du paysage de Bruegel.

2 commentaires sur “Le cours des choses

  1. L’aube, c’était presque encore l’aube. En tout cas, plus tout à fait la nuit, mais pas encore le jour. Le village s’éveillait peu à peu, à sa manière.

    Le coq de M. Justin avait quitté son perchoir, ébouriffé ses plumes et secoué sa crête. Avec son éternel port altier, il avait gagné l’aire poussiéreuse, un royaume à sa mesure. Son cocorico accueillit alors les feux du soleil levant.

    Le bourdonnement d’un moteur d’avion était à peine perceptible. L’appareil n’était pas à l’aplomb du village. Non, mais une oreille attentive l’aurait immanquablement localisé au-dessus de la forêt, à une lieue du village.

    Les gouttes de rosée suivaient leur petit bonhomme de chemin le long des herbes folles. Résurrection de la nature… Chaque matin était comme le premier matin du monde.

    Les étoiles s’éteignaient une à une,assurées de renaître bientôt. L’avion, lui, tournait toujours, invisible.

    Madame Lemarié fut la première à ouvrir ses volets, accueillant ainsi le jour. Le ciel poursuivait son lent réveil. La nuit avait à nouveau battu en retraite. Il est des capitulations auxquelles on ne peut échapper.

    Chez les Durandet, les merles sillonnaient le jardin à tire-d’ailes. Ils semblaient pépier sans raison, indifférents à l’avion qui hoquetait par moments, comme épuisé par un trop long voyage. C’était un bimoteur de couleur kaki. Égaré, peut-être?…En quête d’un lieu d’atterrissage?…

    Polisson, le cheval bai d’Augustin, faisait craquer la paille de son box, impatient de regagner la liberté de son herbage. Tandis que les hirondelles rasaient la toiture du box, heureuses de déplier leurs ailes engourdies par la nuit.

    Les moteurs de l’avion s’étaient tus…L’appareil descendit en vrille et s’écrasa sur la forêt ensommeillée.

    La rosée poursuivait son chemin.Le coq rassemblait autour de lui sa cour docile et soumise, sans laquelle il était finalement peu de chose.
    Polisson donnait des coups dans la cloison de son box, impatient de gambader à sa guise. Le soleil était parti à la conquête du ciel.

    Les cloches de l’église sonnèrent sept coups, bien nets.

    Le cœur du village se remit à battre, rue après rue. On entendrait bientôt les galoches des écoliers sur la route, le cliquetis des pots à lait, les tours de clé dans les serrures, les chaînes des chiens attachés à leur niche.

    Seul le cœur du pilote ne battait plus, dans l’indifférence d’un monde à peine sorti de la nuit, en ce 4 Mai 1942.

  2. « Merci Edwige. Pouvez-vous appeler Olivier et lui dire de passer au plus tôt dans mon bureau ?
    – Mais Olivier n’est pas là. Il est parti ce matin par le même vol que votre épouse pour aller présenter notre logiciel aux autorités du port de New York.
    – Comment ?
    – Il était volontaire pour passer l’audition.
    – Mais je n’étais pas au courant !
    – Je… je pensais… enfin votre épouse m’a laissé entendre que vous étiez au courant. Je ne savais pas.
    – Qui a décidé qu’Olivier faisait partie de l’équipe ?
    – Votre épouse m’a dit qu’il en faisait partie, et je pensais que c’était vous qui… »
    Il décrocha son téléphone et fit défiler le menu jusqu’à faire apparaître « Elsa mobile ». Il attendit quelques instants. Une voix féminine l’invita à laisser un message. Il raccrocha furieusement. Au bout de quelques instants, il reprit la parole en tentant de contenir sa colère.
    « Edwige, vous êtes mon assistante, voyez-vous. Je ne vous demande pas seulement de taper mon courrier ou de filtrer les appels. Vous voyez ce que je veux dire ?
    – C’est-à-dire…
    – Non, apparemment, vous ne voyez pas. N’avez-vous pas remarqué qu’Olivier – comment dire – avait des relations très cordiales avec ma femme depuis quelque temps ?
    – Avec votre femme ?
    – Ça a l’air de vous étonner.
    – C’est que… J’ai déjeuné plusieurs fois avec lui, c’est quelqu’un de tout à fait charmant, et il m’avait semblé… Il m’avait semblé qu’il n’avait pas de visées de ce côté-là.
    – À ce que je vois, Olivier est charmant en effet. »
    On frappa à la porte.
    « Dites de repasser plus tard. Je ne suis pas en état de recevoir qui que ce soit. »
    Edwige entrouvrit la porte. Des exclamations dans l’open space passèrent le seuil du bureau du patron. Trop émue pour être curieuse, Edwige dit à l’intrus de repasser plus tard et referma immédiatement la porte.
    Le patron tentait à nouveau d’appeler sa femme. Répondeur. Bon sang ! Il se mit à faire les cent pas sous les yeux larmoyants d’Edwige. On frappa encore à la porte.
    « Putain ! Quand je dis “ plus tard ”, ça ne veut pas dire toutes les deux minutes ! »
    La porte s’entrouvrit et laissa apparaître un visage un peu blafard.
    « Excusez-moi, mais le vol… le vol… Elsa, Olivier…
    – Comment ça, “ le vol, le vol ” ? Je suis déjà au courant et on vous a demandé de nous foutre la paix. Dégagez d’ici et occupez-vous de vos oignons. »
    Le patron se prit la tête entre les mains.
    « Restons calme. » Pause.
    « Edwige, calez-moi un rendez-vous demain avec Serge. Au fait, on est le combien demain ?
    – Le 12 septembre. »

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