Exercice: créer une situation révélatrice

Cet exercice, dans le sillage du précédent, nous permettra de continuer à explorer les différentes facettes du personnage de fiction. On propose ici d’imaginer une situation révélatrice.

Consigne:

Après avoir choisi un personnage (Cassandre Gambel, un personnage de fiction déjà existant, ou un personnage de votre création), vous imaginerez une scène susceptible de révéler au lecteur le caractère de ce héros. Révéler est à entendre ici au sens quasi chimique ou photographique du mot: il s’agit de manifester la personnalité du personnage, mais sans recourir à un portrait psychologique énumérant ses qualités et ses défauts; c’est en le voyant vivre, agir et réagir que le lecteur devine un ou plusieurs aspects du protagoniste (voire quelques secrets dont il est lui-même inconscient).

L’exercice est ouvert à quiconque souhaite y participer: il suffit de poster votre texte dans la section des Commentaires de ce post.

 

5 commentaires sur “Exercice: créer une situation révélatrice

  1. Augustin replace les couverts à égale distance de l’assiette, parallélo-perpendiculaires au set de table en papier sur lequel s’affichent un horoscope excessivement optimiste, le dernier 4×4 hors de prix d’une marque américaine ou encore les annonces insolites d’une agence immobilière. Le serveur passe en coup de vent, frôle son épaule une fois, deux fois, sans le remarquer. A la troisième, il l’arrête d’un geste péremptoire.
    — Monsieur ! S’indigne l’autre.
    — Une San Pellegrino s’il vous plait, commande-t-il le plus naturellement du monde.
    Il sort son téléphone, le pose sur le bois de la table en symétrie avec le set et ouvre Le Monde. Non qu’il ait vraiment envie de lire un article, l’actualité a depuis longtemps cessé de l’intéresser, mais lorsqu’on est seul dans une brasserie, on aime à se donner une contenance. Grâce aux smartphones, on peut s’estimer accompagné.
    Sans un regard ni un mot, le serveur pose une bouteille sur la table. Ses yeux quittent l’écran. Une Badoit. Fibrillation de paupière, étirement de lèvre, claquement de langue derrière les dents, vérification des couverts. Les minutes s’égrènent en guerres, famines, gilets jaunes, incendies, misère. Enfin, le serveur vient mettre fin à la macabre litanie du monde pour prendre sa commande.
    — Que désire monsieur ?
    — Une San Pellegrino, il tend le menton vers l’odieuse bouteille, et un plat du jour.
    — Pas d’entrée ? Un dessert peut-être ?
    — Une San Pellegrino et un plat du jour. Ton net, définitif.
    Le serveur souffle. Augustin n’est pas d’humeur. Sa patience, il l’a usé jusqu’à la trame sur le dossier Lamberti. Il ne va pas en plus se forcer à l’indulgence pour un garçon incompétent. Combien y-a-t’il de clients dans la salle ? Trente peut-être, pas de quoi justifier une erreur aussi grossière. Ça se reconnait quand même une bouteille de San Pé ! Alors confondre avec de la Badoit, faut vraiment être aveugle, ou complétement con. Brille dans le regard que lui jette le serveur en se saisissant du coupable flacon cette étincelle propre à ceux qui servent : de la haine pure envers le client-roi agissant comme tel. Augustin n’en a cure. Il ne se figure même pas le crachat dans la sauce de son plat, persuadé que l’autre n’a pas l’imagination nécessaire pour élaborer de si viles représailles.
    C’est un monde tout de même ! Quand on a un job, on cherche à le faire le mieux possible. Il repense à ce matin et à ce foutu imbroglio autour du dossier Lamberti. Il ne compte plus les coups de fil passés aux experts des deux partis, aux sociétaires impliqués, à ses supérieurs au siège, les précieuses minutes englouties en concertations avec ses conseillers pour se faire l’idée la plus éclairée sur l’affaire afin de prendre la meilleure décision possible. Là, on est dans le professionnalisme, dans l’efficacité, la performance technique au service du client. Merde à la fin ! On fait les choses bien ou on ne les fait pas. S’il veut le garder son boulot, ce serveur devra rectifier le tir. Ce serait lui le patron de ce restaurant, cette bévue serait sanctionnée vite fait, bien fait : un chèque et ciao.
    Augustin se plait à déclamer ce genre de laïus silencieux. Quand lui est venue cette manie ? Il ne le sait pas vraiment. Peut-être depuis qu’il est passé manager et a décidé de ne plus déjeuner avec ses conseillers pour bien marquer le fossé hiérarchique entre eux et lui. Ça le rassure ces discours où il fait mousser son égo au détriment de son humanité et de celle des autres. Du moins, ça le rassurait car depuis quelques temps, cette question vient toujours les conclure : t’es convaincu par ce que tu dis ? Conséquence : il est mal à l’aise quand arrive, réchauffé et bien présenté, son sauté d’agneau Métro. Merde ! Ça va lui rester sur l’estomac tout l’après-midi.

  2. Cassandre

    Cassandre était attablée à la roulette. Dévorée par le parcours de la boule. En apnée.

    Finalement la situation avait de très bons côtés. Et si suivre, J. son fiancé dans cette station chic, laissant derrière elle jolie carrière et liberté avait tout de même rafraîchi
    son enthousiasme, la tension extrême et délicieuse qu’elle ressentait à ce moment précis
    balayait toutes ses hésitations.

    Depuis son réveil en sursaut, ce matin, la fièvre familière, cette vieille copine qu’elle avait tenté d’étouffer, d’oublier depuis des semaines, l’habitait . Hummm! rien ne valait cet élan de vie dévorant!

    Depuis qu’elle avait ouvert les yeux, la conviction qu’aujourd’hui serait son jour la brûlait.
    Elle n’avait pu ni déjeuner, si se concentrer sur la mise en beauté qu’elle élaborait méticuleusement, chaque matin.
    Elle avait renfilé le pull qu’elle portait la veille (soie et cachemire) et le jean savamment décoloré, qu’une tâche grasse de crème solaire, maculait.

    Vibrante, ses yeux ne lâchaient pas la boule blanche, tentant d’infléchir sa course, de l’arrêter sur le 8 rouge sur lequel elle avait tout misé. La totalité de la somme qu’elle avait tiré de sa bague de fiançailles, déposée au clou local, la veille au soir.

    La boule parcourait vivement le disque noir..

    Derrière elle, un couple entre 2 âges, faisait une entrée timide dans l’immense salle de jeux du casino.
    J. leur fils, leur avait indiqué où Cassandre se trouverait à ce moment de la journée.
    J. s’était senti mal à l’aise.
    L’arrivée impromptue de ses parents perturbait ses plans. Il aurait aimé leur présenter Cassandre dans d’autres circonstances. Avoir le temps de mettre en scène la rencontre.
    Dévoiler avec douceur, en prenant le temps, cette fiancée tellement éloignée de l’univers raisonnable de sa famille.

    Si ses parents étaient fiers à présent du parcours de leur fils. Le casino, le jeu et ses aléas leur étaient étrangers et les effrayaient.Ils étaient mesurés et pragmatiques, sa mère surtout.
    N’envisageant un achat que lorsque la somme était réunie. L’idée de vivre à crédit leur faisait horreur.
    Après bien des angoisses, voir leur fils aîné garder la tête froide dans un monde où se perdre était si facile les avait finalement rassérénés.
    Ils étaient impatients de faire la connaissance de Cassandre, au sujet de laquelle J., ébloui était intarissable.

    Cassandre était la seule femme présente en cette fin d’après -midi. Ils la repérèrent et mirent le cap vers elle, tranquillement. Sans même échanger un mot ou un regard, il était convenu entre eux qu’ils attendraient qu’elle eut terminé pour se présenter à elle.
    La boule courait follement. Le téléphone de Cassandre vibra dans sa poche. elle eut le temps de lire le message de J.
    « Mes parents nous font une visite surprise! Ils te retrouvent au casino! »

    La boule ralentit sa course, et vint en cahotant se loger sous le 16? arrêtant en même temps le coeur de Cassandre, l’énergie qui l’avait animée depuis le matin quitta son être sans crier gare, le monde réapparut brutalement, il était sans beauté, sans couleur, désespérant.. Elle repris conscience des présences, des vies autour d’elle. L’atmosphère écrasa ses épaules.
    Le message de J. à son insu, faisait route jusqu’à sa conscience..
    Lentement, ses yeux cherchèrent, elle se retourna et rencontra leurs regards un peu perdu.
    Elle trouva au fond d’elle un sourire très naturel à leur adresser.

  3. Personnage : Henry Misschild
    67 ans, issu de la noblesse anglaise, marié à Patricia Misschild, homme politique d’une petite influence, rentier.
    Bien conservé, 1m75, longs cheveux blancs, yeux gris

    Désir conscient : trouver un digne successeur pour sa perpétuer sa lignée et les valeurs de sa famille
    Manque inconscient : guindé par ses principes et son « lignage », il manque cruellement de liberté et envie ceux qui peuvent agir à leur guise.

    Situation : Se trouve à Trouville pour le festival de court-métrages « Off Courts »

    « Henry, vous venez darling ? On nous attend. »
    La voix peu cristalline de mon épouse me tira de ma réflexion. Je passais un dernier coup de la vieille brosse aux armes de ma famille dans la crinière argentée dont j’étais si fier et, poussant un profond soupir, vérifiais ma mise d’un ultime regard.
    « J’arrive, chérie. »
    Elle m’attendait, radieuse comme le sont les anglaises en Normandie. C’est-à-dire hautaines et mélancoliques.
    Mon filleul nous avait invité à la soirée d’ouverture du festival Off Courts et il semblait si impatient à l’idée de découvrir ces étranges petits films sans budget, réalisés par des artistes en mal de subventions et aux justifications théoriques fumeuses, que je n’avais pas eu le cœur de lui avouer à quel point j’exécrais les courts métrages, les théoriciens de l’art, les vidéastes en particulier et le sable humide en général.
    C’est donc pour ce jeune chien fou que je me rendais gaillardement au restaurant les Cures Marines où devait se dérouler la soirée d’ouverture, vêtu de mon plus beau costume griffé, au bras de ma très anglaise épouse au chignon si parfaitement tiré qu’il rendait inutile l’idée même du lifting.
    J’avais pourtant bien essayé d’inculquer à ce pupille des ébauches du bon goût artistique anglais. Je lui avais même offert quelques toiles de maîtres afin de dignement parer les murs de sa résidence londonienne. Et je dois dire, pour sa défense, que les tableaux de Millais l’avaient profondément marqués, sans que je ne parvienne, encore aujourd’hui, à discerner à qui, du modèle d’Ophélie ou de la technique du peintre, ne revienne son amour subjugué.
    A ce filleul, pris sur le tard pour palier au cruel tour que m’avait joué la Nature, devrait revenir, outre ma fortune à l’heure de ma mort (amputée d’une généreuse part destinée à des oeuvres diverses dont il m’arrive de changer la liste auprès de Maître Clarity au gré des modes, des scandales et de mes envies), l’honneur de poursuivre la lignée des Misschild. J’ai oublié de préciser que ce jeune imbécile heureux venait de se fiancer à ma petite-nièce, dernière descendante d’une auguste famille dont je suis le dernier véritable dépositaire.
    Le temps d’un monologue intérieur pour moi et d’une diatribe discontinue pour mon épouse, nous étions en vue de l’affectueux benêt qui déjà accourrait vers nous, ventre à terre, recevoir son content de caresses. Alors que mon épouse lui jetait la friandise tant espérée de notre plaisir d’être ici, mon regard s’éloigna de ses yeux d’épagneul ravi et se perdit sur un couple assis au loin dans le sable.
    Elle avait les cheveux dénoués, librement malmenés par un vent normand peu charitable pour ces mèches ambrées. Lui, à genou à côté de sa beauté préraphaélite, se contentait de rire en la voyant essayer de séparer les filaments de soie de sa chevelure d’une part de pizza ramollie qu’elle tentait désespérément de croquer.
    « Henry, vous venez darling ? On nous attend. »
    Retenant un soupir, j’entrais en ébrouant d’aise ma luxueuse crinière das le restaurant très chic où mon gentil filleul avait réservé nos places pour l’occasion.

  4. Un garçon astucieux

    La génétique a ses hasards: dans cette famille, il n’y avait que des garçons. Des garçons toniques, vigoureux, bruyants. Leurs parents n’en pouvaient plus. Seul le dernier ne disait mot. Mais c’était encore pire: petit, chétif, malingre. « Il n’est pas de moi, ce mioche », pensait son père. Baraqué, gras et idiot, celui-ci n’avait effectivement pas grand’chose à voir avec le petit Thomas. Thomas Thumbnail, tel était le nom du gringalet. Le père se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de ce dégénéré.
    — « Faire des enfants pour recevoir les alloc, tu parles d’une combine », pensait le paternel. « Ces mouflets me coûtent plus qu’ils ne me rapportent. Et quand je pense au dernier que m’a pondu la grosse, ça me rend barge. »
    Et ce ne sont pas les quelques travaux de jardinage qu’il pratiquait chez les voisins qui allaient suffire à mettre du beurre dans les épinards.
    — « Les services à la personne, l’auto-entreprise, tout ça, c’est pas le Pérou, faut pas croire », expliquait-il à sa femme en descendant sa mort subite.
    Un jour, un de ses clients lui demanda de déblayer les gravats dans la cave d’une petite maison qu’il possédait. Le gros fainéant accepta, mais il envoya plutôt ses gosses se charger de cette besogne.
    — « Qu’ils se rendent utiles, pour une fois », bougonnait-il. « Pendant ce temps-là, au moins, ils ne vont pas me vider le frigidaire. »
    Les six aînés faisaient grise mine. Déblayer des plaques de ciments qui pesaient le poids d’un âne mort, très peu pour eux.
    — « Vas-y, toi! dirent-ils en choeur au plus jeune. »
    Le frère aîné, rouquin comme leur mère, encouragea le petit Tom d’une taloche qui le fit chanceler.
    Thomas se mit à la tâche sans sourciller. Petit caillou par petit caillou.
    — « Ca ne va pas vite… Le vieux va gueuler, grogna un de ses frères. »
    — « Laissez-moi, fit Thomas, je me débrouille très bien. »
    Et le microbe de s’affairer, montant et descendant les escaliers, l’air guilleret.
    — « Ca ne t’embête donc pas de te taper tout ce sale boulot? » interrogea un de ses frères planté sur le palier.
    — « Non, non… laissez-moi », répondait Tom, qui voltigeait sur les degrés.
    Les frères se mirent en cercle, et commencèrent un conciliabule.
    — « C’est louche », fit l ‘un.
    — « Carrément chelou, répondit l’autre en écho. Le microbe a l’air de prendre son pied, c’est pas normal. »
    — « Attends, fit l’aîné, le plus vicieux des six. On va bien voir. »
    Il arrêta son petit frère au moment où il allait replonger dans l’obscurité.
    — « Il y a quelque chose de pas net dans cette cave, pas vrai. »
    — « Je ne sais pas… des cailloux, c’est tout. Des petits, des gros… » éluda Thomas
    — « Je vais aller voir moi-même, petit cachottier »
    — « Non, non, s’il te plaît! » implora Thomas
    Le rousseau flanqua une torgnole au Petit Poucet… enfin je veux dire à Thomas, qui valdingua cinq mètres plus loin. Les six frères se précipitèrent dans la cave sans plus prêter attention à leur petit frangin qui, tout meurtri, se remettait debout en se frottant les côtes
    — « Vous n’avez pas le droit, je vais le dire à Papa! »
    — « C’est ça, va cafter auprès du Paternel, espèce de menteur! » ricana l’aîné.
    Les six frères se mirent à déblayer la cave avec une énergie redoublée. Le trésor les attendait. Le petit Thomas, toujours plus malin que les autres, le savait, et voulait tout garder pour lui. Mais non, pas question! L’avorton n’aurait rien.
    Au bout de longues heures, ils en eurent terminé. Ils étaient couverts de poussière grise, et d’une sueur collante. Tous leurs muscles les faisaient souffrir. La cave était vide. Complètement vide. Le tas de gravats avait entièrement disparu. Il ne restait plus rien. Pas un caillou. Et pas de trésor.
    — « Il nous a eu », fit l’un des garçons.
    — « Comme d’habitude », souffla un autre, plié en deux, rouges, les mains endolories, recouvertes de cals et d’ampoules.
    — « C’est ta faute! » fit le rouquin en lui assénant une gifle monumentale.
    — « Comment ma faute? C’est toi qui trouvais le frangin chelou! ».
    En peu de temps, la bagarre dégénéra, et ses bruyants échos parvinrent à l’oreille du bûcheron (ou du jardinier, si vous préférez).
    — Ah non, cette marmaille ne vaut pas les trois sous qu’on me donne pour les élever.
    Il attira sa femme contre lui et colla de force sur bouches ses lèvres épaisses et gluantes
    — « Tu te rappelles comme on était heureux, avant? Il n’y avait que toi et moi… On était jeune… On était beau… sans cette engeance de mômes que tu nous a collés sur les bras…. »
    Il alla jusqu’au frigo, s’ouvrir une nouvelle Mort subite. Puis il s’affala sur le canapé et alluma le téléviseur. Il regardait le match d’un air distrait. Puis il se parla à lui-même à mi-voix.
    — « Demain… » disait-il en tapotant le manche de la cognée qui reposait à côté de lui.
    — « Oui… demain… au loin… »

  5. Henri regardait son pénis debout dans les toilettes du lycée. Il était rougi et le voir comme ça lui donnait la frousse. Il hésitait à pisser mais il préférait souffrir seul ici que d’ouvrir le robinet en pleine classe devant vingt-cinq gamins. Il essaya de contrôler le débit de son urine, jet par jet comme s’il manipulait un explosif. La douleur ne tarda pas et il laissa le reste jaillir, pour ne souffrir qu’une fois. Les flammes qui lui sortirent du ventre lui laissèrent échapper un gémissement. Il se retint aux murs étroits, de grosses gouttes de sueur inondaient son visage pendant qu’il priait le ciel que ça finisse, et vite. Et, comme il avait la vessie pleine, le diable prenait un malin plaisir à lui tordre le gland jusqu’à la dernière goutte. La décharge commençait à faiblir et Henri put de nouveau respirer. Il resta quelques instants le regard sur ce qu’il venait de sortir, le visage encore déformé par la douleur. Il se promit d’aller voir un médecin dès la fin des cours. Tenir encore une journée comme ça, c’était inimaginable.
    — Merde, t’as mauvaise mine. Tout va bien ?
    Doriane, la prof d’anglais le regardait, inquiète pendant qu’il sortait des toilettes. Henri bafouilla un « oui » alors qu’il essuyait les dernières gouttes qui zigzaguaient sur son visage blafard.
    La seconde C l’attendait devant sa salle 115, en troupeau, évidemment. Henri n’avait pas encore renoncer à leur demander de se ranger correctement. Il voulait de la discipline, être fier de ses élèves même dans un lycée difficile. C’était apparemment le seul qui se battait encore pour ça. Le proviseur, dès son arrivée en septembre lui avait d’ailleurs balancé :
    « A cet âge là, n’attendez rien d’autres que des hormones en fusion, mon vieux ».
    Henri tenait encore bon mais avec un tel mal de ventre, il aurait été près à donner une excellente note à toute la classe pour avoir la paix si elle l’avait demandée. Dès qu’on l’aperçut au bout du couloir, un léger mouvement de foule se produisit. Toutes les têtes se penchèrent pour observer le prof de littérature arriver lentement, lui qui avait toujours la pêche. Les élèves sentent quand un truc cloche. Et là, ouais, un truc tournait pas rond. Henri leur murmura de se ranger et les fit entrer dans la salle de classe.
    — Ouvrez votre livre, on reprend le texte de la dernière fois.
    Il parlait bas mais les élèves obéirent. Plus rapidement que s’il avait gueulé d’ailleurs. Deux élèves, Lisa et Pierre lurent à haute voix une scène de Britannicus. La scène où Néron choisit sa voie, choisit Narcisse. Et ils jouaient formidablement. Henri en oublia presque sa douleur, la classe écoutait sans broncher. Quand ce fut terminé, un silence s’installa, un silence où chacun ou presque, réfléchissait sur ce qui venait d’être dit. Henri respira un grand coup :
    — C’est à ce moment-là que Britannicus est perdu. On espère, on croit jusqu’à la fin que Néron ne basculera pas dans la tyrannie et c’est ce qui en fait un chef d’œuvre. Ce qui est fascinant c’est l’indécision de Néron, le retournement de situation. Narcisse guette et ne perd pas une miette de ce spectacle. Comment Narcisse arrive-t-il à le faire flancher ?
    Silence. Dès qu’Henri posait une question, un iceberg l’accueillait. On le craignait, il le savait et en jouait dès qu’il le pouvait. Pour lui, se faire craindre restait le moyen le plus sûr de garder le cap, de ne pas se laisser submerger.
    — Jean ? Tu en penses quoi ?
    Le gros garçon assis devant lui se mit à rougir, il ressemblait à une tomate coiffée d’une perruque. Henri laissa volontairement un silence gênant s’installer pendant que la classe entière tournait ses regards sur lui. Jean tordait ses mains, la moindre connerie qu’il pourrait dire lui vaudrait une brimade de premier ordre. Mais il fallait répondre quelque chose parce que Monsieur Richard ne le lâcherait pas, pas plus qu’il ne lâcherait son regard bleu sur lui. Il réfléchit un instant, relu à la va-vite quelques vers, prit une profonde respiration et articula toujours le regard sur son cahier.
    — En le faisant douter de sa mère.
    — Regarde-moi quand tu réponds. Affirme-toi un peu.
    Jean leva les yeux. Le prof n’étais pas énervé, il souriait, mais ça ne voulait pas dire grand-chose. Ça n’annonçait même rien de bon.
    — C’est bien, Jean, c’est une partie de la réponse.
    Un poids énorme s’envola de la poitrine du jeune homme. Il remontait à la surface. Les autres comprirent qu’un autre allait y passer. Henri repéra du mouvement sur sa gauche. Eddy Lerin, un grand gaillard arrogant, était occupé à lorgner sur la paire de seins de sa voisine. Une haine réciproque les unissait curieusement.
    — Monsieur Lerin, avez-vous une idée sur la question ?
    La classe se mit à ricaner, elle était du côté du prof évidemment car personne n’aurait plaider pour le fouille-merde qu’était Eddy. Il était au fond, et n’en avait « rien à battre de ces conneries ». Il se balançait sur sa chaise et fixait Henri. Non, Néron et toute sa bande, il s’en foutait. Y avait peut-être que Junie éventuellement qui l’intéressait, elle avait l’air bonne.
    — Il lui promet Junie dans son pieu.
    Rires étouffés. Henri souffla légèrement mais garda un petit sourire, montrer un quelconque énervement ne le remettrait pas à sa place. Mais, sourire, paraître indifférent avec une bombe à retardement dans le bas du ventre relevait du miracle. Et il se rendit compte qu’il n’était pas d’humeur ce jour-là à jouer avec Eddy Lerin. Alors, qu’est-ce qui lui avait pris de l’interpeller, de le réveiller ? Faire chier cette petite merde, oui d’accord, mais pas quand on a de la dynamite dans le bide. Il lui aurait bien mis son poing dans la gueule, histoire qu’il la ferme pour de bon. Mais une réputation de prof s’écroule en un instant si elle s’ébrèche.
    — M’sieur, c’est pas ça ? Je croyais que Néron voulait se la taper.
    — La ferme, Eddy.
    Eddy se redressa, il n’était pas sûr d’avoir bien entendu ce que le prof venait de lui balancer. La classe commençait à s’agiter, on regardait Henri, on regardait Eddy mais personne ne semblait terrifié. Henri savait qu’il avait dit un mot de trop, qu’il venait de creuser une voie où Eddy allait se fourrer, pour voir. Pour voir qui craquerait car Eddy était semblable à ces chiens fous qui ne lâcheraient pas le bout d’os qu’ils avaient dans la gueule. En même temps, Henri sentait sa vessie se remplir. Et son agacement grossissait en même temps qu’elle. Eddy le fixait, le sourire au coin des lèvres et flairait une faiblesse chez ce prof qui l’amusait, l’excitait et lui donnait envie de voir jusqu’où ça irait.
    — Faut pas s’énerver M. Richard…
    — Je t’ai dit de la fermer !
    Henri avait parlé plus fort et Eddy commençait à se marrer de toutes ses dents en murmurant «  il est taré, j’vous l’avait dit… » Il se remit à se balancer sur sa chaise et lança :
    — Oh, calmos, vous me parlez pas comme ça.
    Henri se ressaisit et jeta un œil à l’horloge. Il restait vingt minutes et ça demanderait plus d’efforts qu’une heure sur un ring de boxe. Il recommençait à transpirer. Jean rougissait de plus belle devant lui, et Henri aurait parié qu’il tremblait un peu. La classe lui échappait et il ne pouvait rien faire contre ça, elle restait silencieuse mais était prête à exploser comme une cocotte-minute. A cause de Lerin. Encore. Henri brûlait de l’intérieur et la glace qu’il avait l’habitude de montrer à ses classes fondait rapidement.
    — Ramène la encore une fois et tu sors d’ici.
    Eddy s’installa confortablement dans sa chaise et fit un geste comme quoi il obéirait ce qui fit glousser quelques têtes. Henri aurait préféré qu’il l’ouvre encore pour le mettre dehors mais Lerin était plus malin. Ses yeux noirs ne clignèrent pas une seule fois pendant que le cours continuait. Henri sentait son regard et pendant les dernières minutes il l’empoigner par le cou et lui mettre un coup de pied au cul.

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