Atelier Flaubert n° 5 : sur les pas de Flaubert à Rouen

Toujours dans le cadre de notre partenariat avec Flaubert 21, le cinquième atelier a porté sur les liens que l’écrivain normand entretenait avec sa ville de Rouen. Notre ouvrage de référence pour cette promenade: le site Flaubert dans la ville (https://flaubert-danslaville.univ-rouen.fr/) et l’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rouen sous la direction de Sandra Glatigny, paru sous le même titre (https://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100282890).

L’exercice consistait à imaginer une histoire partir de quelques lieux rouennais célébrés par Flaubert (comme la cathédrale, le pavillon de Croisset ou le Théâtre des arts), en nous appuyant sur des textes du maître lui-même, des Goncourt… et d’une lettre signée par Flaubert, mais qui reste à ce jour assez mystérieuse. Le diaporama et les textes diffusés en séance sont consultables ici, et les commentaires ouverts à quiconque souhaiterait se livrer à l’exercice.

4 commentaires sur “Atelier Flaubert n° 5 : sur les pas de Flaubert à Rouen

  1. A Croisset, un soir, dans les années 1860

    Le maître était à sa table de travail, penché sur sa feuille. On entendait de temps à autre crisser sur le papier la plume métallique. Flaubert écrivait, puis raturait, corrigeant, amendant, ajoutant. De temps en temps, d’une voix forte, il brisait le silence, lisant pour lui-même quelques phrases, avant de les réécrire elles aussi. Il avançait lentement. La lumière du soir illuminait la Seine, et se reflétait sur les souvenirs d’Orient qu’il avait ramenés du voyage entrepris dans sa jeunesse. Un steamer passa en hâte, sur le fleuve, escorté par de longues volutes de vapeur blanche. Le navire s’éloigna en direction du Havre, et le silence retomba sur le pavillon de Croisset. Mme Flaubert prenait garde que rien ne vînt déranger son fils dans son travail. Aussi l’écrivain fut-il surpris d’entendre frapper à la porte. Des petits coups, fermes, décidés, qu’il ne reconnût pas pour ceux de sa mère ni des domestiques. Agacé, il leva la tête.
    – Qui est-là ? Entrez !
    Une dame encore jeune, plutôt jolie, mais très pâle, pénétra dans la pièce. Elle avisa le bric-à-brac et esquissa une moue dédaigneuse. Elle alla s’asseoir sur le sofa couvert d’une étoffe turque et chargée de coussins. Elle défit son manteau de voyage et son chapeau, laissant voir sa robe à rayures, et ses cheveux noirs ramenés en chignon. Elle posa son ombrelle, enleva ses gants. Puis elle fixa longuement Flaubert, qui ne bougeait pas, le porte-plume toujours serré dans sa main. Il n’avait jamais vu cette femme, ni contemplé son portrait, et il n’aurait su dire à quoi elle pouvait ressembler exactement, mais il la reconnut tout de suite. A son regard, à ses gestes un peu brusques, qui masquaient mal le feu qui couvait dans ses veines.
    – Eh bien, Monsieur. Vous ne m’attendiez pas, on dirait, fit la visiteuse
    – Certes, certes, Madame, fit Flaubert, visiblement impatienté.
    – Aviez-vous pensé au mal que vous me feriez, dites-moi ? De quel droit ? De quel droit avez-vous agi ainsi ? questionna la femme, sans ménagement.
    – Du droit que les gens comme moi ont sur les gens comme vous, fit l’écrivain, en se ressaisissant un peu et en se forçant à ne pas faire paraître sa surprise et sa gêne. Mais la visiteuse reprit aussitôt.
    – Vous vous prenez pour le maître, c’est cela ? pour Dieu, peut-être ? Vous vous croyez tout-puissant ? Vous pensez que l’existence de gens comme nous n’a pas d’importance ! Surtout une femme, n’est-ce pas ? Vous traitez mieux les hommes. Vous pensez que nous autres, nous ne souffrons pas, que nous ne sentons rien, c’est cela ? que nous n’avons pas de coeur ? que nous n’avons pas d’âme, peut-être ?
    La femme s’était échauffée en parlant. Ses pommettes pâles étaient devenues rouges.
    – J’ai fait ce que j’ai cru devoir faire, fit Flaubert, en la fixant sans ciller. Le soleil baissait sur l’horizon, il aurait fallu allumer. Mais ces deux êtres, si proches et si distants, restèrent dans l’ombre. Ils restèrent sans parler, un long moment. La femme reprit, sur un ton plus bas, plus nostalgique, plus résigné.
    – Si vous aviez voulu, Gustave… si vous aviez voulu, j’aurais été heureuse. Oui, j’aurais pu être heureuse. Vous auriez pu me donner ce bonheur que je guettais. Il est trop tard, maintenant, n’est-ce pas ? Tout est fini. Tout est fini.
    Alors Emma se leva, reprit son chapeau, son manteau, son ombrelle, et disparut au moment où s’effaçait le dernier rayon du soleil.

  2. Il fait une chaleur de 33 degrés en ce 8 mai 1880, à Croisset, dans ce « cabinet du travail obstiné et sans trêve, qui a vu tant de labeur et d’où sont sortis Madame Bovary et Salammbô ». Par une des deux fenêtres qui donnent sur le jardin, on peut voir la charmille crépiter sous le soleil. Deux hommes progressent dans l’allée qui mène au cabinet. L’un, petit et rond, sue à grosses gouttes, sanglé dans sa redingote puce, l’autre, dégingandé, a rejeté son chapeau en arrière et marche de toute la longueur de ses jambes de compas. Ils viennent de s’asseoir sur un banc et ont regardé la Seine et les bateaux qui passent. Il semble qu’ils ont parlé. Ils se relèvent et reprennent leur marche vers le cabinet. Ils regardent par une de ses fenêtres et peuvent apercevoir la pendule en marbre jaune qui trône sur la cheminée. Elle marque le quart de 10 heures.
    Presque timidement, le plus grand des deux heurte de sa canne la porte d’entrée, pousse le vantail et les compères pénètrent silencieusement dans le cabinet. Ils regardent le lieu. Le plus petit avise le buste, le signale à l’autre : « Hippocrate » souffe-t-il. « Il est en bronze, rétorque doucement l’autre. Nous pourrions l’acheter pour notre cabinet d’antiquité. Il faudrait trouver le propriétaire ». Ils regardent encore, s’extasient devant la bibliothèque. Mais le bric-à-brac oriental les attire bien vite, ils l’inspectent en connaisseurs. « Voici un arc et des flèches qui viennent de Numidie » affirme l’un d’un air docte. « Non, je les crois plutôt droit arrivés d’Abyssinie. Ils viennent de l’Enfer ! »
    Les tableaux les attirent maintenant. Ils détaillent les traits de la petite anglaise langoureuse. Peu solide disent-ils. Elle n’est pas taillée pour l’amour. Ces animaux là ne sont que sentiments. Le buste les intéressent plus. C’est beau comme l’antique, prononcent-ils à l’unisson.
    Puis un souffle les distrait. Ils se tournent et avisent le divan. Un gros homme s’y trouve. Il se tient la poitrine d’une main et, de l’autre, serre convulsivement son encrier. Il semble souffrir mais ne crie pas. Ils s’approchent, se penchent vers lui, le dévisagent. La belle moustache du gros homme est trempée de sueur. Ses yeux sont déjà dans le vague. Alors, les deux amis lui prennent la main, le regardent avec une infinie tendresse, y déposent chacun un baiser et, sans mot dire, s’éloignent par où ils sont venus.
    Il est 10 h 20. On entend, derrière la porte, les pas de la domestique.

  3. « Importuné par le suisse venu lui vendre ses histoires de vielles pierres et las de son attente langoureuse, Léon pensa qu’en cette belle matinée, Emma l’attendait peut-être dehors. Il courut presque jusqu’au parvis, tant l’idée de la manquer pour une imprécision de vocabulaire le fit soudain enrager : avait-elle dit dans ou devant la cathédrale ? Il se retrouva donc tout étourdi et inquiet, cramponné à son bouquet de violettes, au milieu des éclaboussures de soleil et des clameurs trop vives, des envolées de toilettes, de senteurs et de couleurs que la foule encore plus nombreuse semblait s’ingénier à interposer entre lui et son bonheur, alors que les voûtes fraîches et sombres, propices au recueillement et aux rêveries, lui avaient été, quelques instants plus tôt, promesses de félicité. Un chapeau qu’il crut reconnaître sur une silhouette élancée lui redonna espoir et il suivit son sillage, en bousculant les passants, jusqu’à la rue Saint Romain. Allait-elle se diriger vers le portail des Libraires ? Il se précipita mais le chapeau tourna le coin et se perdit dans une ruelle. Indécis, l’imaginant dedans puis à nouveau dehors, il finit par avancer comme à regret vers l’entrée latérale. Et là, comme il levait machinalement les yeux, il fut frappé par la présence d’un jugement dernier que la noirceur de la pierre rendait particulièrement sinistre. Par chance, son regard dévia sur les arches encadrant le portail où des petites figures burlesques de personnages, d’animaux fantastiques, de singe ou de bouc lui apportèrent un peu de distraction ; il faudrait les montrer à Emma….. »

    L’homme qui arpentait cette nuit-là son cabinet tout encombré de tentures, de livres et de reliques arrêta soudain sa lecture. L’air furieux et froissant les quelques feuillets qu’il tenait à la main, il s’adressa à la fourrure blanche étalée au pied de la bibliothèque :
    « Sacré vieil ours ! Continue comme ça et la troisième partie sera encore plus longue que la seconde. Promener Léon autour de notre fleuron de l’architecture religieuse comme autour de la Bovary, en touriste, c’est ridicule… et trop long. Vas au fait que diable ! Et qu’on en finisse ! »
    Il déchira les pages raturées et retourna s’asseoir en maugréant :
    « Assez de préliminaires ! Elle le rejoint avec ses froufrous dans la cathédrale… bon, il faudra accorder une scène au suisse pour permettre à Madame de renouer avec le ciel et à Léon de voir grandir son impatience… puis, fin des salamalecs et fouette cocher !

  4. Le Théâtre des arts :

    Elle n’avait jamais visité le théâtre des arts, malgré le fait que cela faisait un an qu’elle vivait à Rouen.
    Mais pourtant, pour elle, le théâtre des arts signifiait quelque chose, il ne rimait ni avec Flaubert ni avec des mélodies entraînantes et harmonieuses. Mais à de joyeuses cacophonies et parfums étranges.

    Tous les matins, son bus la déposait devant la place du théâtre noire de groupes scolaires rechignant à entrer et de touristes braillant dans des langues barbaresques.
    Tous les matins, elle entendait le vrombissement constant des moteurs, le crescendo des piétons tentant d’attraper le bus qu’elle venait de quitter avant qu’ils ne partent sans eux. Le crissement des pneus des voitures pilant devant des étudiants traversant n’importe comment le carrefour. Le doux ronronnement des roues des skateboards devant l’entrée du théâtre.

    Tous les matins, passant devant ce cube, elle se disait qu’il ne ressemblait en rien à ce qu’il devait symboliser, trop lisse, trop moderne, jurant avec les autres bâtiments historiques du coin, semblable à un simple immeuble.

    Tous les matins, elle se disait qu’elle devrait y entrer, afin de découvrir si cette simple boîte recelait quelque chose de valeur, coffre au trésor perdu dans ce mariage forcé entre histoire et modernité ou simple boîte en carton posé dans le voisinage. Tous les soirs, elle se disait qu’elle n’avait pas le temps, mais qu’elle le trouverait bien un jour.

    Jamais elle ne trouva. Elle se contentait d’écouter les notes perdues, errantes près des murs. De vivre ce ballet désarticulé quotidien qu’était la vie urbaine. De croiser indéfiniment ces figurants sans nom et sans lignes. De sentir cette étrange fragrance de pots d’échappement, de sueur, de parfum bon marché et pommes d’amour trop sucré qui émanaient de la place.

    Finalement, elle le connaissait peut-être le théâtre des arts.

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