Texte et illustrations Céline Servais-Picord LA FAILLE Nous vivions sur une presqu’île volcanique. Une nuit, les fonds marins ont bougé. Les plaques tectoniques ont violemment glissé le long d’une faille inverse. Les gens racontent qu’ils ont senti leur lit trembler, entendu la vaisselles’entrechoquer dans les placardscomme les dents d’un squelette. Une vague s’est levée, immense. Elle a recouvert mon passé. Je ne m’en souviens pas. On m’a dit que ma femme et mes enfantsavaient dû être emportés cette nuit-là. Nous vivions près d’une centrale nucléaire. Nous avions la chance d’avoir encore de l’électricité, comme au début du vingt et unième siècle, alors que tant de pays jadis prospères n’en avaient déjà plus. À cause de l’onde de choc, le système de refroidissement de plusieurs réacteurs est tombé en panne. La vague a fait le reste et les réacteurs ont fondu. La faille de sécurité était aussi humaine, dit-on. L’exploitant de la centrale et le gouvernement alors en place auraient volontairement sous-estimé un risque qui était connu. Tous les réseaux ont sauté, la presse déjà moribonde a disparu dans la catastrophe, alors comment savoir ? Il ne reste plus que la pellicule fine et opaque du présent, et les rumeurs. Nous vivions sur une presqu’île. Quand la catastrophe est arrivée, tout le monde a fui, mais un bras de mer avait coupé la presqu’île du continent. On a traversé comme on a pu, sans savoir ce qu’étaient devenus les disparus. Je garde dans un repli de mon cœur le secret espoir de retrouver un jour femme et enfants. J’ai reconstruit une maison, assez grande pour toute une famille. Je me suis fait pêcheur. Plusieurs années ont passé. Personne n’avait le droit de retournersur l’ancienne presqu’île. Les nuits sont longues dès l’automne. Plus que l’humidité, le manque de clarté m’oppresse. Le suif est rare, il fautéconomiser les chandelles. Quand la flamme tremble,la pensée surgit que c’estun être cher qui passeet qui la fait vaciller. Dans le rayonnement envahissant de la lumière électrique, il n’y a pas de brèche pour les gens qu’on espère. L’année dernière, à la saison où le bar cherche à calmer sa faim près des côtes, j’ai aperçu une baleine échouée sur une plage de la zone interdite. J’ai accosté l’ancienne presqu’île. J’ai commencé à dépecer la baleine et à en prélever le lard et les fanons. Un corbeau tournait au-dessus de ma tête. J’ai enveloppé le lard et les fanons dans de la peau et je suis reparti sur mon bateau, pour rentrer avant la nuit. À la maison, la flamme dansait sur l’huile de baleine. Mon cœur était en joie. Le lendemain à l’aube, alors que la brume se levait, j’ai emporté une hache, de longs couteaux, des sacs et un fusil, et je suis monté dans mon bateau. J’ai ramé jusqu’à la zone interdite pour retrouver ma baleine. Un corbeau était perché non loin sur des ajoncs, le bec rougi, et il observait. Puis j’ai quitté ma baleine pour m’aventurer dans la « zone ». Tout n’était que friches. Près des routes qui plongeaient dans l’eau leur ruban noir, les herbes folles vacillaient sous la caresse du vent. Un sanglier courait sur le flanc d’une colline. En lisière de la forêt, je crus voir passer des loups. Sans les hommes, la nature abondante semblait comme au premier jour de la création. Tant de beauté, mordue au cœur. Je chargeai mon fusil. J’entrai dans mon ancienne maison, non pas par l’ancienne porte, mais par une brèche dans le mur. Il y avait des carcasses d’animaux, des excréments au milieu des restes de meubles et de vaisselle. Les objets de valeur avaient vraisemblablement été pillés. Sur les restes de murs et dans les placards éventrés, je retrouvai des cadres cassés, des livres moisis, quelques photos rarcornies dans un album et des boîtes. Moi et ma sœur. Mes parents. Le corbeau sautillait à quelque distance et pendant un long moment, il sembla prendre intérêt à tout ce que je faisais. De retour sur la plage, je le retrouvai, le bec plongé dans la viande de baleine. Des renards s’éloignèrent un peu à mon approche. Le soleil descendait. Je chargeai sur mon bateau le lard et mes souvenirs. La baleine commençait à sentir. Je ne pensais pas revenir. J’avais prélevé sur la baleine tout ce qui m’intéressait et j’avais vendu la graisse à un bon prix. Je n’étais pas le seul à détester l’obscurité. Au début de l’hiver, je repris mon fusil et refis la traversée en bateau. J’accostai sur la plage où la baleine s’était échouée. D’autres pillards s’étaient servis sur son immense carcasse. Je traversai d’anciens champs, gagnai la forêt. Sur un tapis de feuilles mortes et de mousse, le gibier pullulait. Des lièvres, des renards. Je tuai quelques animaux et les emportai. Arrivé près de mon ancienne maison, je les dépeçai. Je comptais en vendre la fourrure avant l’installation de l’hiver.Puis je fouillai la maison. Un corbeau était là, toujours le même me semblait-il.Je trouvai de nouveaux souvenirs. Quelques photos de mes amis au temps de mes études. Je glissai dans ma poche celles qui n’étaient pas trop abîmées. Le corbeau avait plongé son bec dans la chair d’un des lièvres. J’emportai les peaux et regagnai la plage. Les peaux étaient un bon commerce. Je retournais souvent sur l’île. À chaque fois que je m’y rendais, je retrouvais le corbeau non loin de la plage. Dès que je l’approchais, il s’envolait toujours dans la même direction. Je chassais des lièvres, des renards, des loups parfois. J’aimais retirer les peaux auprès de mon ancienne maison. Puis je fouillais dans mes affaires pour rapporter des souvenirs. Des portraits de ma femme, de mes deux enfants. Pendant ce temps, le corbeau venait manger tranquillement les cadavres. Je trouvais toujours des choses nouvelles. Un jour, c’était une photo de ma femme avec un autre homme, dont le visage me disait quelque chose. Une autre fois, j’aperçus dans un cadre abîmé une photo de ma femme avec le même homme, et avec mes enfants. Le mois dernier, je suis retourné dans la zone. J’ai vu le corbeau, il s’est envolé, j’ai suivi sa direction.Je l’ai retrouvé dans une autre maison du village, un peu plus haut sur la colline. Il fouillait dans des albums. J’ai tiré sur le corbeau et j’ai gardé mes souvenirs.
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